Autrefois, l'émigration auvergnate vers l'Espagne était importante. Les émigrants isolés exerçaient divers métiers : beaucoup furent boulangers, cordonniers, marchands ambulants, étameurs... D'autres émigrants, issus de familles plus aisées, allaient en Espagne en groupe, et travaillaient au sein de sociétés organisées.( Ainsi dans la plus puissante d'entre elles, la compagnie des Chichons, il était interdit de se marier avec des espagnoles!)
Les épouses et les enfants restaient en Auvergne, où les émigrants retournaient après une campagne de deux ans environ.
Le poète Arsène Vermenouze est né à Ytrac, près d'Aurillac, en 1850. Son père firmin est alors marchand en Espagne. Arsène Vermenouze partira lui aussi pour l'Espagne, à Illescas, à l'âge de 16 ans.
Je vous propose, extrait de "En plein vent", ce poème sur le retour au pays des émigrants d'Espagne...
( Moulins de consuegra,Castille, qui inspirèrent Cervantès)
(photos sur : http://doc-espagne.com)
-I-
Nos émigrants d'antan étaient de fameux hommes,
Ils allaient en Espagne à pied ; les plus cossus
S'achetaient un cheval barbe, montaient dessus,
Et partaient. Travailleurs, ardemment économes,
La plupart au retour, rapportaient quelques sommes,
Quadriples et ducats, dans la veste cousus,
Et qui, par la famille étaient les bien reçus.
Alors on n'était pas douillets comme nous sommes ;
Après tout un long jour de fatigue, on avait
La selle du cheval pour unique chevet ;
On partageait un lit de paille rêche et rare,
Avec des muletiers grands racleurs de guitares,
Des arrièros nourris de fèves et d'oignons,
Et l'on dînait avec ces frustres compagnons.
-II-
Le même plat pour tous, pour tous la même gourde,
Pleine d'un vin épais qui sentait le goudron ;
Et, tous, l'on s'empiffrait, à même le chaudron,
De pois chiches très durs et de soupe très lourde.
Autour du puchero l'on s'asseyait en rond,
Et chacun racontait son histoire ou sa bourde ;
Trop heureux quand un merle, une alouette, un tourde,
Venait corser un peu le menu du patron.
L'escopette pendue à l'arçon de la selle,
Et fiers de n'avoir guère allégé l'escarcelle,
Les émigrants étaient dehors au point du jour,
Par des sentiers poudreux ou des routes fangeuses,
Contemplant les sierras lointaines et neigeuses,
Et vibrants sous la joie immense du retour.
-III-
Par les grandes steppes nues de la Castille plate,
Ils allaient, sans jamais regarder l'Occident.
Même à l'heure sublime où le soleil ardent
S'y noie, en une mer de pourpre et d'écarlate.
Car ce n'est pas là-bas qu'est la terre auvergnate.
C'est vers le nord ; là-haut, l'Auvergne les attend ;
L'Auvergne!... À leur regard avide et persistant
Le vert frais et riant du doux pays éclate.
Eh! que leur font Madrid, Burgos, Valladolid?
Ils y passent sans même y coucher dans un lit,
Ils chevauchent - des jours entiers, sans voir un arbre,
Sous le soleil de feu des montagnes de marbre,
Où l'aigle plane au fond d'un ciel d'azur et d'or,
Et toujours leur regard se tourne vers le nord.
-IV-
Enfin ils vont toucher la côte cantabrique,
Et voici les versants pyrénéens français...
Tout poudreux et tannés par le vent, harassés,
Ils ont, sous leur chapeau, des teints couleur de brique.
Mais un léger zéphir, venu de l'atlantique,
Leur apporte une odeur de France : c'est assez!
Oubliant la misère et les labeurs passés,
Ils s'énivrent, joyeux, du parfum balsamique.
Et, bien que n'étant pas, certes, de très grands clercs,
Ils ont de jolis mots, des mots naïfs et clairs,
Pour exprimer leur sentiment, en l'occurence :
" C'est égal, dit l'un d'eux, je ne sais d'où ça vient,
Mais il n'est nul pays, dans le monde chrétien,
Non, nul pays, qui sente aussi bon que la France!"
-V-
Or, un matin, le chef du groupe, un vieux barbu,
S'arrête. À l'horizon, dans le ciel doux et pâle,
La chaîne du Cantal, toute entière, s'étale.
Voici la dent du Plomb, ce colosse trapu,
La corne du Griou, le pic svelte et pointu,
Le Puy Mary...C'est bien la montagne natale;
Et ces gens, de nature un peu fruste et brutale,
Ces Arvernes au front volontaire et têtu,
Ces âpres chineurs, ces "roulantes" aux dures âmes,
Se mettent à pleurer soudain comme des femmes
Sans se cacher, leurs pleurs s'écrassant sous leurs doigts.
Oubliant l'espagnol, ils clament en patois,
"Quo'i l'Ouvernho, li som!" et tous, à perdre haleine,
Brandissant leurs chapeaux, galopent dans la plaine.
( Arsène Vermenouze)